L'aide alimentaire aujourd'hui : Un système dysfonctionnel à repenser

Uriopss Centre

L’AIDE ALIMENTAIRE AUJOURD’HUI

Un système dysfonctionnel à repenser

   

La fragilité actuelle de notre modèle de compensation de la privation alimentaire révèle l’urgence de trouver des réponses structurelles permettant une véritable démocratie alimentaire incluant toutes les personnes en situation de précarité et de vulnérabilité.

Le 3 septembre dernier l’annonce du Président des Restos du cœur de ne plus pouvoir répondre à l’augmentation des demandes d’aide alimentaire dans notre pays, a fait l’effet d’une déflagration. Les autres associations agissant dans le champ des solidarités ont fait le même constat.  Notre région Centre-Val de Loire est loin d’être épargnée, avec ses poches de grande pauvreté tant en milieu urbain que rural. Pour exemple, l’étude récente de l’Observatoire concernant le département du Loir-et-Cher, dans le cadre de l’élaboration du Pacte des Solidarités de la RCVL, est particulièrement éclairante. 

Si nous reconnaissons la réactivité de l’Etat et des donateurs pour répondre immédiatement à ces difficultés, force est de reconnaitre que nous alertons depuis plusieurs années sur la nécessité d’analyser le glissement d’une aide alimentaire d’urgence dédiée prioritairement aux grands précaires sans domicile  et à des personnes en difficulté économique transitoire, vers une organisation caritative qui s’essouffle à désormais répondre aux besoins primaires de 10 % de la population française dans sa grande diversité. Le système D ne marche plus en dépit des efforts considérables des acteurs associatifs qui au-delà de l’aide alimentaire assurent un accompagnement global aux personnes précarisées et du soutien des banques alimentaires  percutées elles aussi par des difficultés de fonctionnement bénévole, de qualité d’approvisionnement et de financement européen.  

Certes l’inflation des produits alimentaires est venue mettre en évidence le retour de la faim dans notre pays pourtant l’un des plus riches du monde, mais elle révèle aussi au grand jour un appauvrissement progressif de la population avec ses conséquences multiples et durables que les associations du secteur associatif  social et médico-social mais aussi caritatif  connaissent bien. Et elle confirme de manière cuisante sous le regard de tous nos décideurs politiques, le renforcement des inégalités.  

 « Les classes moyennes sont- elles entrain de craquer » titrait l’émission C Politique le 1er octobre dernier, confirmant s’il est besoin, l’état d’insécurité d’une partie toujours plus importante de nos concitoyens. Chômeurs, salariés, étudiants, personnes âgées, familles monoparentales avec enfants … sont désormais confrontés dans ces temps incertains de « polycrise mondiale »* qui les dépassent à des difficultés comparables de vie au quotidien au  cœur desquelles se logent le sentiment durable de perdre sa dignité, la honte de son état, le repli sur soi et in fine l’aggravation de sa situation dans un contexte socio politique où la responsabilité individuelle est de plus en plus mise en évidence.    

 A l’aune de cette réalité de l’augmentation de la précarité, le modèle de l’aide alimentaire qui s’est institutionnalisé progressivement, ne permet plus aujourd’hui de lutter contre l’aggravation de la précarité alimentaire. Par le mécanisme des dons initialement vertueux dans son principe et largement valorisé depuis des dizaines d’années par l’Etat dont l’obligation régalienne est pourtant de protéger ses concitoyens et de répondre à leurs besoins primaires, les associations dédiées à l’aide alimentaire sont  inféodées à l’industrie agroalimentaire et aux grands distributeurs. La loi de modernisation sociale de 2010, puis la loi Garot de 2016 contre le gaspillage alimentaire sont venues soutenir ces grands groupes en leur faisant obligation de recycler leurs surplus généralement  bas de gamme vers les plus pauvres. Défiscalisés à hauteur de 60% sur la valeur de ce qu’ils donnent, ces enseignes économisent aussi la gestion du coût des déchets qui in fine échoit aux associations. Bénédicte Bonzi, Docteure en anthropologie sociale*, parle de « Marché de la Faim ».

Coluche n’aurait sans doute pas imaginé un tel écart avec ses intentions premières …

 Afin d’aider les services de l’Etat, les associations, les personnes concernées par la privation alimentaire à aller plus loin dans la compréhension des causes et à la recherche de la résolution de cet échec actuel de l’aide alimentaire, le rapport de Terra Nova de 2021 sur le thème d’une sécurité alimentaire durable, les travaux de l’INRAE sur le sujet d’un droit commun à l’alimentation, ceux de la Confédération paysanne « pour une réponse systémique à l’aide alimentaire et une sécurité sociale de l’alimentation, mais aussi le groupe thématique Agricultures et Souveraineté alimentaire par les Ingénieur-e-s d’ISF Agrista, nous semblent utiles . Les propositions, dont certaines peuvent paraitre comme des objectifs lointains ou utopiques, sont néanmoins à rapprocher des travaux d’Esther Duflo*, Prix Nobel d’Economie 2019 que nous avons déjà évoqué dans le cadre de récents  travaux de l’URIOPSS Centre.  

Pour conclure, il n’échappe ni à l’UNIOPSS*, ni à ALERTE et ses collectifs régionaux*ni à l’ URIOPSS Centre, que cette problématique de la privation alimentaire  est le symptôme le plus voyant d’une crise sociétale profonde qui devrait être l’objet d’une analyse multifocale par les personnes concernées par la précarité, les acteurs politiques, associatifs, économiques, les chercheurs etc. pour élaborer des réponses structurellement plus pertinentes.  

Jérôme Voiturier* Directeur Général de l’Uniopss écrit dans le dernier magazine du réseau Union Sociale d’Août-Septembre 2023 : « En fait il y a un choix de société à faire pour que le vécu ressenti par des millions de nos concitoyens rejoigne la lettre de notre Constitution : La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement »

Le Collectif ALERTE Bretagne* nous orientait dès juin 2020 sur la nécessaire consolidation d’une véritable politique publique de l’aide alimentaire tenant compte de l’émergence de nouveaux publics, et de transformer l’aide alimentaire en actions plus pérennes et inclusives, intégrant une approche de développement durable et de coordination renforcée.   

Pour ce qui concerne l’URIOPSS Centre , nous confirmons que notre Commission Régionale de lutte contre la pauvreté continuera donc  à travailler cette  problématique complexe, ainsi que le Collectif ALERTE sous l’angle d’un travail d’analyse plus large sur les coopérations et les complémentarités des acteurs de la lutte contre la pauvreté y compris avec le secteur paysan qui est lui-même en situation de grande vulnérabilité alors que sa fonction est de nourrir….

Le mouvement des gilets jaunes et les émeutes de 2005, de 2023 viennent nous rappeler que notre société, écrit Pierre Rosanvallon*, est une boite noire aux multiples attentes, colères, peurs, contradictions, fractures et archipels et qu’il y a « urgence à réduire la distance qui se creuse entre les populations » ( Benjamin Lippens *) afin de  reconstruire le tissu social.

L’enjeu est donc considérable puisqu’il s’agit de « reconquérir notre  sens du  commun » comme le nomme l’historien Jean Garrigues *.  

Les associations du secteur social, médico-social et caritatif font déjà beaucoup dans ce registre. Expertes en compréhension des causes et de l’expression de la vulnérabilité mais aussi en analyse des besoins et ressources des territoires, elles ne cessent de créer des réponses d’accompagnement des personnes en état de vulnérabilité.

Mais pour poursuivre, elles  demandent à être davantage étayées, véritablement entendues et reconnues comme des partenaires à part entière de la puissance publique qui, elle,  ne peut se désengager de sa part de responsabilité. Et sa responsabilité est grande en matière de recomposition d’une véritable solidarité alimentaire porteuse de sécurité durable pour nous toutes et tous, y compris les plus précaires.  

Dominique Lorenzi-Bry

Vice- Présidente de l’Uriopss Centre et chargée de l’animation du Collectif Régional ALERTE

Présidente de la Commission Régionale de lutte contre la pauvreté et les discriminations

 

Références :

*Edgar Morin : Le Monde du 29 juillet 2023 : la crise française doit être située dans la complexité d’une polycrise mondiale.

* Bénédicte BONZI : La France qui a faim, le don à l’épreuve des violences alimentaires.

*Esther Duflo : Repenser la pauvreté, Economie Utile pour des temps difficiles.

*Pierre Rosenvallon : Les épreuves de la Vie.  

* Jean Garrigues : Le Monde du 7 juillet 2023 : Ce qu’il s’agit de reconquérir ensemble c’est notre sens commun.

* Benjamin Lippens : Le Monde du 7 juillet 2023 : Il y a urgence à ce que l’Etat prenne la mesure de la distance qui se creuse entre les populations.

* Jérôme Voiturer Directeur Général de l’UNIOPSS : Union Sociale n° 369 page 7

* Uniopss : Séminaire européen EAPN France du 1er juin 2022 (fiche 111719)

* Collectif ALERTE Bretagne : Communiqué du 22-06-2020 

Fichier(s) à télécharger